6

Une lueur bleutée tombait sur la chambre à présent que le soleil avait disparu. Seul persistait un cercle ambré dans le périmètre du sofa et de sa petite lampe.

— Tour Gabriel, pierre jaune, lut Marion.

Elle reposa le bloc-notes sur ses genoux.

Que lui voulait-on au juste ? L’entraîner dehors, sur un jeu de piste ?

Elle leva les yeux vers la fenêtre. Le cimetière avait vieilli de trois siècles avec l’obscurité, ses croix devenaient désormais menaçantes, son lichen prenait une désagréable apparence de poisse charnue, coulant de pierre en pierre. Loin au-dessus, la masse de l’abbaye, assise sur son roc, veillait sur la petite maison.

Marion alla chercher le plan que sœur Anne lui avait donné le matin même, elle le déplia sur la table basse.

La tour Gabriel était une construction un peu à l’écart, sur le flanc ouest du Mont.

Une tour ronde, au bord de l’eau, qu’il était possible de rejoindre par deux voies. L’une était impraticable à marée haute, elle demandait qu’on fasse le tour en sortant du village par la porte principale pour accéder aux Fanils ; l’autre était un peu plus compliquée pour une néophyte, il fallait monter sur les hauteurs du village jusqu’au chemin de ronde abbatial puis redescendre par ce qui s’appelait « la montée aux Fanils » pour atteindre la tour Gabriel.

Avec l’aide d’un plan, cela ne devait toutefois poser aucune difficulté.

Marion replia la carte et descendit prendre son manteau.

Bien sûr qu’elle allait y aller. Maintenant que sa curiosité était piquée au vif. Que faire sinon ? Prendre un bain et digresser pendant une heure sur la raison de ce petit jeu ? Stérile.

Stérile et irritant.

Elle ajusta les pans du vêtement chaud, avala d’une traite un verre d’eau et sortit en prenant soin de bien fermer la porte à clé.

La ruelle était aussi sombre qu’un égout. Elle ressemblait à un goulet sordide du Moyen Âge : le mur des fondations du cimetière d’un côté et la rangée de maisonnettes de l’autre, de la vieille pierre partout, et en guise de lampadaire une lanterne éteinte en fer forgé, qui grinçait doucement dans le vent. Marion réalisa qu’elle n’avait pas de lampe torche pour éclairer ses pas ou au moins avoir un œil sur la carte. Elle avait heureusement une idée assez claire du chemin à suivre. Inutile de songer à prendre par le bas, elle avait vu la mer monter dans l’après-midi, à l’heure qu’il était, elle devait lécher les remparts.

Elle prit par la gauche.

Le sol était pavé, invisible, Marion marchait sur un tamis de ténèbres qui ne laissait filtrer que le son.

Un escalier apparut à droite, longeant le cimetière pour grimper vers d’autres hauteurs du Mont.

Elle releva son col pour protéger son cou du froid, mit ses mains dans les poches et serra ses coudes contre ses flancs en montant les marches.

L’accès était étroit, tournant à plusieurs reprises, il se faufilait entre des murets décrépis et des maisons anciennes. Marion ne tarda pas à surplomber le village, d’où il ne montait que très peu de lumière.

Les rues étaient désertes.

Elle se trouvait au pied de l’abbaye. Une formidable forteresse de foi, puissante et dominatrice face à la baie. Marion marcha un moment sous sa protection, jusqu’à ce qu’elle découvre un grand escalier qui débouchait sur une route serpentant entre des arbres pour descendre aux Fanils.

Le vent avait forci.

La tour Gabriel apparut en contrebas, en partie masquée par la végétation qui couvrait la portion ouest et nord de la colline. Assez haute mais surtout large, elle était isolée du reste des constructions du Mont, telle une paria.

Le ressac se joignit à la complainte du vent.

Marion arriva enfin à une poterne ouverte qui donnait accès au côté de la tour.

Une lame féroce vint tonner de l’autre côté, éclatant avec violence contre la pierre.

Après avoir dominé le paysage pendant plusieurs minutes, Marion était troublée d’évoluer au même niveau que la mer. Elle avait perdu cette impression d’assurance, de contrôle, pour être vulnérable, saisissable.

Oui c’était le terme. Saisissable.

Vue d’en haut, l’immensité noire qui l’entourait semblait belle et inoffensive comme une peinture, désormais la mer pouvait la happer d’un tentacule un peu plus farouche que les autres, il lui suffisait de pousser une colère subite pour l’emporter au large.

L’absence de lumière réelle conférait à chaque son une ampleur dérangeante. Marion vissa davantage son cou dans le col de son manteau. Elle n’était pas effrayée. Pas à l’aise en raison de la proximité de la mer dans l’obscurité, mais elle n’avait pas peur.

Cette fois, elle avait atteint la tour Gabriel. Restait à trouver une pierre jaune.

La route avait disparu derrière elle ; le chemin de terre filait en pente douce vers les berges.

Un arc de cercle luisant apparut d’un coup au bout du chemin. Il se brisa sur lui-même en hurlant, projetant son écume sur les rochers. La mer resta immobile une seconde avant de se retirer, comme le bout d’une langue immense qui aurait goûté les saveurs de la terre en cet endroit. La timide pénombre du ciel se reflétait dessus, créant des jeux de miroirs chaotiques.

Marion se tenait à une vingtaine de mètres du bord du monde, les cheveux rendus fous par le vent cinglant.

Elle ne regrettait pas d’être descendue. L’ambiance en valait la peine.

Une pierre jaune, il te reste à trouver une pierre jaune et voir jusqu’où est censé nous amener ce petit jeu.

Elle avança pas à pas, scrutant le sol et cherchant à distinguer les rares taches plus claires qui jonchaient le sol. Elle ne tarda pas à dépasser la tour, se rapprochant de la mer qu’elle ne surplombait plus que d’un mètre à peine.

Elle ondulait, sans fin, écrasant avec fracas ses bords sur les berges. Marion se tenait aussi loin que possible, récoltant pour sa témérité les scories salines de l’océan.

Il n’y avait aucune trace de pierre jaune.

Sauf si elle était de petite taille et dissimulée dans les fourrés, sans lampe il serait impossible de la remarquer.

Marion arrivait au bout du chemin, au-delà la mer étendait son royaume.

Pierre jaune… pierre jaune… encore faudrait-il la mettre en évidence !

Elle fit demi-tour et remonta vers la tour.

Une multitude de points blanchâtres constellait la terre.

Un halo plus grand et plus terne était posé contre le mur de la tour Gabriel, un petit rocher. Probablement de couleur jaune.

Marion le tira en arrière. Il était lourd.

Le bloc roula sur le côté, ses crissements avalés par le ronflement des vagues.

Marion jeta ses doigts sur l’enveloppe qui venait d’être libérée avant qu’elle ne s’envole.

Aucune mention inscrite dessus.

Elle la rangea dans sa poche.

Il y eut un sifflement au-dessus d’elle.

D’abord léger. Avant d’enfler. Quelque chose se mettait à aspirer l’air avec force, comme une énorme créature asthmatique.

Marion scruta avec attention la tour et son sommet d’où semblait provenir la respiration. Le souffle se noya.

Ses dernières notes furent englouties par un bruit liquide, comme un clapet se refermant soudainement sur l’eau.

D’un coup l’air claqua violemment, plus sec qu’un coup de tonnerre, plus creux également. Marion sursauta.

L’écho résonna à l’intérieur de la tour. Et Marion comprit en voyant la mer reculer. De longues ouvertures étaient pratiquées au pied de la tour, semblables à des meurtrières horizontales par lesquelles une vague puissante pouvait parfois s’infiltrer et venir frapper contre la structure interne du bâtiment. En se retirant, l’eau provoquait un appel d’air qui sifflait longuement.

Marion en avait assez vu, le froid commençait à la gagner et si jusqu’à présent elle n’avait été que mal à l’aise, cette fois elle devait bien avouer qu’elle se sentait moins sûre d’elle.

C’est alors qu’elle remontait le chemin de ronde abbatial qu’elle vit l’ombre pour la première fois.

Une silhouette en contrebas, dans une ruelle adjacente qu’elle dominait de quelques mètres. Un individu qu’elle venait de remarquer et qui l’avait sans aucun doute repérée à son tour, comme en témoignaient les fréquents arrêts qu’il effectuait pour lever la tête dans sa direction. Il était malheureusement trop loin pour être visible.

Marion accéléra. Il n’était pas tard mais le vent soufflait vraiment très fort, suffisamment pour dissuader les gens de sortir. Ils étaient dans l’antichambre de la tempête, cela ne faisait plus de doute. Et la présence de cet individu ne la rassurait pas.

Portée par la vitesse des bourrasques, la silhouette allait bon train, continuant de guetter Marion.

Cette dernière n’avait aucune envie de croiser qui que ce soit, encore moins un inconnu. Pas maintenant.

Elle descendit une première volée de marches, puis survola la suivante. Le corridor étroit tournait à droite, entre deux maisons vides, puis à gauche, virait une fois encore avant d’autres escaliers. Marion les dévala littéralement.

Ses oreilles lui faisaient mal à force de souffrir les assauts de la tempête naissante.

Elle déboucha enfin dans la ruelle, sa ruelle, le souffle diminué.

Elle franchit les dernières enjambées dans le goulet obscur.

Avant de stopper net devant un obstacle imprévu, une masse sur laquelle les éléments venaient se heurter et rebondir.

Il était là.

Devant elle.

La lumière surgit en silence, directement pointée sur le visage de Marion. Elle fit un pas en arrière en se protégeant les yeux d’un bras.

— Hé ! protesta-t-elle.

Pas de réaction en face.

Marion avait seulement eu le temps de percevoir que l’inconnu était beaucoup plus grand qu’elle, et très carré.

— Vous voulez bien baisser votre lampe ! lança-t-elle. Vous m’aveuglez.

Elle ne le voyait plus, mais elle l’entendit se déplacer. Ses chaussures crissèrent sur le pavé.

— Hé, je vous parle !

La lampe s’éteignit.

— Je vous connais pas, qui êtes-vous ? fit un homme avec un fort accent du Nord.

— Pardon ? Vous vous foutez de moi ? C’est vous qui m’agressez avec votre lumière !

— C’est mon boulot, ma petite dame. Je suis le gardien du Mont. Et vous ?

Marion se détendit un peu. Elle perçut une tension plus intense qu’elle ne l’avait supposé quitter son dos.

— Je suis… invitée par les frères et les sœurs pour…

— C’est bien ce que je me disais. Vous êtes avec la fraternité. C’est ce que j’ai pensé quand j’ai vu que votre visage m’était inconnu. Gaël, frère Gaël, m’a prévenu qu’ils recevaient une femme en retraite pour l’hiver. Excusez-moi si je vous ai fait peur.

Marion fut agacée qu’on puisse dire qu’elle allait rester tout l’hiver.

— C’est bon, n’en parlons plus, insista-t-elle. Je m’appelle Marion.

— Moi, c’est Ludwig.

Il braqua sa lampe sur son visage, par en dessous, et l’alluma pour se montrer.

— Comme ça vous me reconnaîtrez maintenant, gloussa-t-il.

Il était en effet très grand, un bon mètre quatre-vingt-dix, un peu gras, les joues rondes, un tour de barbe lui encadrait la bouche. Ses yeux étaient aussi noirs que ses cheveux coupés court. Une trentaine d’années, estima Marion.

— Vous devriez pas rester dehors, la tempête arrive, prévint-il. Ça va pas tarder à cogner sacrément fort.

— J’allais justement rentrer, je faisais une petite promenade.

— Ouais, bah, traînez pas. Je termine ma ronde et je file à l’abri, ensuite y aura plus personne dans les rues.

Marion désigna la ruelle qui courait derrière lui.

— J’habite par là…

— Oh, s’cusez-moi.

Il s’effaça pour la laisser passer.

— Bon, et puis on aura l’occasion de faire connaissance si vous passez tout l’hiver avec nous. Bonne nuit, madame.

Elle acquiesça et retrouva sa porte avec une certaine joie.

Le « madame » dans sa bouche ne lui avait pas plu. Trop appuyé. Quel âge avait-il lui-même ? Cinq, six ans de moins qu’elle ? Il l’avait prononcé comme s’il existait un monde entre eux. Comme si elle était… vieille.

Susceptible.

Oui, et alors ?

Elle referma la porte à clé et alluma le plafonnier de l’entrée.

Qu’est-ce qui lui avait pris de sortir comme ça ?

Elle fourra une main dans sa poche et en sortit l’enveloppe.

Elle secoua la tête doucement, blasée par sa propre attitude.

Et elle posa l’enveloppe sur le guéridon.

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